Réhabiliter la colère dans le management et l'accompagnement ?

Auteur : Emmanuel Lavergne

Date : 16/03/2022

Sophie Galabru - Le visage de nos colères

Dans « le visage de nos colères » Editions Flammarion 2022, Sophie Galabru, docteure en philosophie, réhabilite la colère. Poutinesque ?

L’ouvrage est impertinent et ambitieux. Il ouvre de nouvelles voies sur la colère en tant qu’émotion individuelle et motif exprimé de revendication sociale. Vous l’observez souvent, la colère enfouie, à l’étroit dans un cadre, se retourne contre soi ou contre le cadre….

Pour Sophie Galabru, les coachs et consultants en management substitueraient à l’expression de la colère une « cool attitude » en mobilisant la bienveillance, la communication non violente par exemple. Ils diffuseraient une nouvelle norme sociale, « l’injonction de la joie ». Notre avis.

 

L’injonction à la joie

Cette substitution inhiberait les individus. Elle empêcherait l’expression de leurs insatisfactions. Madame Figaro du 28 février dernier parle du « Le management est devenu une injonction à la joie : pourquoi il serait sain de se mettre plus souvent en colère au bureau ». De façon intentionnelle ou pas, la joie préserverait l’ordre établi. Un modèle de leadership factice en quelque sorte…

Ce questionnement critique n’est pas sans rappeler de celui de Nicolas Bouzou et Julia De Funès dans la Comédie inhumaine (2018). Ceux-ci réfutaient déjà l’idéologie du bien être répandue dans le monde du travail. Il fait également écho à Happycratie d’Edgard Cabana et Eva Illouz (2018) ou « Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. »

 

La colère, un signal qui épargne le stress

Nous partageons le constat factuel dressé dans le livre de Sophie Galabru. La colère est une émotion considérée négativement par l’éducation et les pratiques sociales dominantes.

Dès lors nous nous appliquons souvent à en canaliser voire en détourner l’expression spontanée.

Exprimer sa colère, ce serait avoir une attitude hystérique, se laisser aller à des ressorts individuels égoïstes mettant en péril les relations collectives, l’équilibre d’une relation, d’une équipe. Ce serait pire, ne pas parvenir à domestiquer l’être primaire enfoui en nous.

Et pourtant, les artistes ont droit à la colère. Ce sont les seuls. Leur colère génère une expression transgressive et libératrice acceptable parce que sublimation et confinée au domaine de l’Art.

 


I Remember When All This Was Trees, Banksy, 2010
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Sophie Galabru nous rappelle que la colère est au contraire « un signal intelligent qui rappelle à la raison de se pencher sur le message de son corps et ses émotions blessées, elle épargne le stress qu’engendre la soumission ou l’impuissance ».

La colère est une source d’authenticité dans la relation (versus, un élément déclencheur de conflictualité), dès lors qu’elle est régulée.

 

 

J’étais en colère contre mon ami,
je lui dis mon courroux, mon courroux s’éteignit,
j’étais en colère contre mon ennemi,
je lui tus mon courroux,
lors mon courroux grandit.

 

Un arbre empoisonné, William Blake

 

 

La colère n’est pas toujours égoïste, elle peut renvoyer à des valeurs injustement mises en cause. Ne pas entendre la colère, c’est réfuter le droit de chacun à se rebeller au profit de l’ordre établi.

La colère est trop rapidement assimilée à la haine et la violence qui n’ont sont que des conséquences habituelles, ni systématiques, ni obligatoires. Dès lors la colère devrait trouver sa place dans les relations de travail.

Elle est source d’équilibre pour l’individu et d’authenticité dans les relations au sein du groupe.

Pour nous, la colère maîtrisée peut aussi être aussi un puissant le levier pour réaliser des ambitions et se dépasser. Encore faut-il la repérer tôt et la canaliser vers un but.

 

Le cadre de référence des managers et accompagnants au cœur de la construction sociale et des ambitions.

 

La psychologie positive, sur laquelle nous écrirons prochainement, donne un cadre aux pratiques de nombreux intervenants et conférenciers à succès. Elle vise à la fois les progrès la fois individuels et collectifs. En promouvant l’écoute de soi y compris de ses parts d’ombres, elle est respectueuse de l’individu.

 

Dans l’entreprise, les référentiels managériaux ou « leadership models » portent beaucoup la culture de l’entreprise teintés souvent de quelques principes de psychologie positive, très répandue en Amérique du Nord et au Canada (cf. notre dernier article sur la formation des leaders).

 

Les pratiques d’accompagnement en entreprise valorisent la co-construction et mettent en œuvre des processus canalisant l’expression individuelle dans la recherche d’un consensus apaisé. L’écoute active, qui ajoute à l’attention, la reformulation de l’opinion de son interlocuteur, est un exemple concret d’un effort demandé à chacun au bénéfice de relations collectives apaisées. Elles sont en partie à l’origine de la notion contestée de « manager-coach ».

 

En mettant la relation à l’autre comme un élément de sa propre construction, elle incite chacun à prendre soin de l’autre. La psychologie positive est une psychologie constructiviste et pas seulement une positive attitude.

 

Si la colère n’est pas exclue du champ de l’accompagnement, son expression spontanée est canalisée au profit d’une réflexion consciente centrée sur l’impact de la colère sur soi et sur les autres (versus la recherche de ses causes profondes).

Dès lors, la colère confinée à sa source ne perd-elle pas de sa puissance libératrice et d’interpellation ? Ne prive-t-on pas l’individu d’un surplus de vitalité stimulée par cette émotion puissante ?

Comme toute émotion, la colère intervient de façon incontrôlable. Comme toute émotion, elle libère des substances chimiques utiles. La colère porte notamment à l’agressivité et la combativité, elle aide à se défendre et à faire triompher les objectifs que l’on porte. Combien de réussites humaines, notamment sociales ont eu pour origine une « sainte colère » ?

 

Comment traiter la colère en management et accompagnement ?

Il est essentiel que le groupe et chacun repèrent cette émotion pour en rechercher les causes et en canaliser l’impact au profit d’une finalité.

 Le rôle des managers est de faciliter l’expression de chaque individualité d’un groupe au profit d’une ambition collective. Une personne dotée d’un fort sens de la conformité éprouvera de la colère face à une autre plus dans le plaisir, et l’expression des deux donnera une puissance accrue à l’équipe pour innover et pour durer. Et si l’écoute de la colère était un levier de l’innovation, transgression contre un ordre établi. Le problème devient alors, nos managers sont-ils missionnés pour innover ou pour déployer ? Les démarches participatives devenues indispensables, prennent leur racine en partie dans l’écoute de ces réactions. Et le leadership en sort transformé.

Le rôle des coachs et consultants est de conduire en appui des managers ce processus d’exploration et de projection, d’intelligence de soi et intelligence collective. Il s’agit d’enrichir la connaissance de soi pour élargir les choix d’agir. Coachs et consultants sont responsables de processus robustes fondés sur des questionnements qui éveillent et interpellent.

La ligne rouge est dépassée si ces processus portent une idéologie tacite injectée de manière sournoise. Quelques-uns la franchissent, beaucoup s’en gardent ! Dans ce domaine aussi c’est le professionnalisme qui fait la différence !

Déjà soupçonnés de manipulation, les coachs et consultants que nous sommes sont parfois assimilés à des défenseurs de l’ordre établi. Alliés conscients ou non du système capitalistique, ils le serviraient en l’adaptant à la marge et en le rendant supportable sans le remettre en cause. Ce procès est dressé périodiquement et trouve une expression géniale dans le Guépard de Visconti « il faut que tout change pour que rien ne change ».

Pourtant, les coachs et les consultants font émerger des dynamiques individuelles ou collectives sans pour autant en contrôler la destination finale, laquelle reste du ressort du management. Ces émergences ne peuvent se faire que dans un environnement qui les souhaite, ou au moins les tolère. Et c’est le rôle des managers de fixer ce cadre, les attentes et les limites.

Le bien-être au travail peut être la conséquence d’une démarche, il ne constitue pas une norme sociale auquel il convient de se conformer sous la pression du groupe ou du consultant ! La posture de l’intervenant est cruciale pour garantir que chacun et que chaque groupe ne se trouvent pas contraint dans sa liberté de penser.

 

La colère comme toute émotion est à réhabiliter et à introduire dans les pratiques managériales et des intervenants en entreprise. Elle est une des composantes de chacun et des collectifs et à ce titre, personne ne peut la nier. Faute de nous y confronter dans une perspective plus positive que par le passé, nous parlerons de joie, tout en sentant que personne n’est content…

Et vous, dites-nous en commentaire quelle est votre pratique ?

 

Christian Darvogne, Associé Co-devenir.

#leadership #intelligencecollective #coaching #codevenir

 


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