La verticalité du pouvoir : rapprocher « travailleurs » et dirigeants est un enjeu humain et économique majeur

Auteur : Emmanuel Lavergne

Date : 05/02/2024

En France en particulier, la "verticalité du pouvoir" est une réalité. Dans les pays anglo-saxons, les dirigeants sont bien plus accessibles, avec des organigrammes plus plats. L'axe "power distance » du 6D model de Geert Hofstede accessible gratuitement en ligne permet de le visualiser de manière flagrante.

Un journaliste écrivait récemment que « l'engagement et le plaisir dans le travail n'est possible que pour les classes de cadres ou cadres sup » et qu'un fossé existe avec les "employés subalternes" qui se contentent d'"aller au taf" pour "gagner leur croûte". Nous pourrions rajouter "à la sueur de leur front" tant cette formule biblique imagée est ancrée dans notre inconscient "Doit faire des efforts".

Si le fossé entre deux "classes" de travailleurs est une réalité que nous observons aujourd'hui, ce n'est pas une fatalité, bien loin de là.

J'ai travaillé sur chantier de BTP et en site industriel avec des ouvriers, soudeurs, mécaniciens chaudronniers, usineurs, tellement fiers de leurs réalisations, de leurs apprentissages, fiers aussi de transmettre aux jeunes l'amour du métier, ce mot qu'on n'entend guère aujourd'hui, sauf justement chez les ouvriers et artisans. Ils prenaient tellement de plaisir dans leur équipe et leur métier qu'ils allaient parfois jusqu’à « défier » les cadres.

J'ai vécu mon enfance dans la Haute-Loire, au contact fréquent d'agriculteurs, dont la dureté du travail était plus que compensée par le contact avec la nature et fiers simplement de reprendre ou transmettre le flambeau d'un métier si utile.

Dans The Flow, traduit en français par « Vivre » , Mihaly Csikszentmihalyi, le père de la psychologie positive, décrit ses très nombreuses observations scientifiques qui montrent des employés subalternes très motivés et trouvant, par exemple dans les challenges qu'ils se fixent, des sources de motivations intrinsèques puissantes et durables.

Un ouvrier de Toyota n'est-il pas capable d'arrêter une chaîne autant qu'un directeur qualité ?

Alors oui, les questions financières, aiguisées par la pression d'une inflation insupportable, sont prégnantes. "L'argent, disait Coluche, ne fait pas le bonheur de ceux qui en ont, mais il fait le malheur de ceux qui n'en ont pas."

Heureusement qu'il y a de l'absentéisme et des possibilités de contourner les règles !

Trois éléments concourent à cette vision du travail comme une contrainte irréfragable :

  1. Le manque de sécurité psychologique, lié à l'ambiance, au manager, à la pression et à une reconnaissance inexistante ou si faible que chacun est interchangeable.
  2. le biais d'autorité, qui renforce le fossé entre 2 monde. Celui-ci a toujours existé, et est simplement le reflet de la société. Il ne peut se réduire que par la proximité des dirigeants ou par la mise en place de protocoles comme les "Conversations Stratégiques", pendant lesquelles toute notion de hiérarchie est suspendue quelques heures au profit d’une relation librement créatrice.
  3. les systèmes bureaucratiques si bien décrits par les sociologies comme Jacques Crozier ou François Dupuy, destinés à renforcer le pouvoir des dirigeants par un contrôle accru. Le maximum est atteint dans l'injonction contradictoire, ou la double contrainte (double bind en anglais), mise en lumière par Gregory Bateson.

Pour échapper à ces contraintes qui asservissent, il ne peut y avoir que des contournements légaux là où les marges de manœuvres existent encore :

  1. contournement des règles du travail, comme le montrent les travaux de l'Institut du travail réel et Ibrahima Fall. J'étais admiratif de l'imagination de ces ouvriers pour s'affranchir de règles des marchés publics ou de procédures (lesquelles souvent ne servent que leurs auteurs). Mais la transgression de règles, mêmes absurdes, ne peut être un mode de fonctionnement habituel. Car, selon la belle formule de Pierre Desproges, "quand on franchit les bornes, il n'y a plus de limites"
  2. contournement de l'injustice perçue en se servant soi-même, là où on peut encore se servir : le temps, les absences. L'injustice au travail, décrite dans cet article, est le 1er facteur de désengagement.

La valeur d’une entreprise se mesure aux interactions qu’elle suscite

Heureusement qu'il y a de l'absentéisme et des possibilités de contourner les règles ! Car, à défaut, la solution est la violence. Contre soi-même, jusqu'à la seule porte de sortie du suicide qui touche nombre d'agriculteurs ou dans l'action collective. Il y a 50 ans, cette dernière était attisée par le marxisme et la lutte des classes. Aujourd'hui, il n'y a pas besoin de syndicats pour pousser les colères comme le montre l'exemple des agriculteurs et de la FNSEA.

Rendre possible la création de ponts entre ces deux classes est un enjeu non seulement humain mais économique. Les entreprises qui cultivent cette proximité réussissent mieux leurs projets et leur impact. Cela suppose un état d'esprit si bien décrit par Erik Leleu auteur de "Les salaries d'abord, DRH à contrecourant" : "il ne faut pas seulement respecter les gens, il faut les aimer".

Rapprocher dirigeants et salariés et voir la reconnaissance qu'en tirent celles et ceux d'entre eux qui ont une épaisseur humaine, observer la dynamique qui en ressort est, pour un cabinet comme nous, une des plus grandes sources de satisfaction. C'est un de nos moteurs. L’un de plus puissants, car dans la complexité et l’incertitude, la valeur se créé par les liens et interactions.

Emmanuel Lavergne, Executive Coach, Co.devenir

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