Entreprises en croissance : que faire et ne pas faire aux différents paliers ?

Auteur : Emmanuel Lavergne

Date : 03/05/2024

Beaucoup d'entreprises vivent des crises de croissance. Quels sont les principaux paliers et points de vigilance pour chacun, et comment les gérer ?

Sachez tout d'abord qu'il n'y a pas de règle absolue, la nature de l'activité, le modèle de gouvernance choisi, la dispersion géographique, la variété des activités influent beaucoup sur ces paliers.

Cependant on peut dresser des principes assez clairs à partir des observations que nous avons réalisées, et qui « collent » parfaitement au modèle établi par Larry Grener en illustration.

 

Être aussi attentif au corps social qu’au corps humain

 

Comme un corps ou un esprit se construisent par étapes, la structure d'abord, le muscle ensuite, les développements enfin, le corps social se construit progressivement. Manquer une étape se paie plus tard, comme le soin insuffisant prodigué à un enfant a des effets néfastes des années après.

Nous souscrivons aux analyses de Greiner, mais nous en distinguons sur deux points :

  • La crise n’est pas systématique grave, pas plus que pour un adolescent. Il y a bien des attentions à avoir et précautions à prendre ;
  • Le nombre de paliers est pour nous plutôt de 4 et non 5 comme nous le verrons plus loin.

 

Il est important d'anticiper ces paliers, pour savoir comment agir. Pour cela, veillez aux signes avant-coureurs, qui se manifestent souvent par un essoufflement ou au contraire une intensité, une accélération du rythme lié au manque de régulation ou à des régulations inadaptées non liés à la seule activité extérieure.

 

Les 5 crises de croissance selon Greiner

 

Greiner identifie 5 crises qui parleront après-coup à beaucoup de dirigeants :

Greiner identifie 5 crises qui parleront après-coup à de nombreux dirigeants :

Phase 1 : La phase créative > crise du leadership. C’est la phase de lancement de l’entreprise qui mène à une crise de leadership. La taille de l’entreprise empêche le dirigeant d’assurer à lui seul toutes les fonctions.

Phase 2 : La phase directive > Crise d’autonomie. C’est une phase organisationnelle. On cherche à améliorer la productivité. Une crise d’autonomie se produit par centralisation des décisions sur le dirigeant.

Phase 3 : La phase de délégation > Crise de contrôle. L’entreprise structure son management mais risque de tomber dans la crise de contrôle : trop d’autonomie, perte des objectifs communs, on joue avec les règles et les procédures sont mises à mal.

Phase 4 : La coordination > Crise de bureaucratie. L’entreprise consolide son organisation : Indicateurs, tableaux de bord, respect des règles et procédures, contrôle à tous les étages. L’excès de formalisme mène à une crise de bureaucratie : les équipes perdent en autonomie et responsabilité.

Phase 5 : La collaboration > Crise de renouveau. Les nouveaux enjeux de cette phase sont d’innover. Pour résoudre les problèmes, les objectifs sont fixés en collaboration avec les équipes. A terme une crise de renouveau peut survenir si l’entreprise n’est pas prête à manager de cette façon.

 

4 paliers : 3, 30, 300, 3 000 et plus...

 

Les armées romaines disposaient d'unités de 10 (décuries), 100 (centurie, 8 à 10 décuries), 500 (cohorte, 5 centuries), 5 000 (légion, dirigée par un légat, 10 cohortes). Nous préférons cette approche en 4 paliers à celle de Greiner. Comme moyen mnémotechnique, nous vous proposons donc quatre paliers multiples de 3 : 3, 30, 300 et 3000.

Traduits en Chiffre d’Affaires, ces paliers dépendent de la nature d’activité et se calculent par une simple multiplication : 75 000 € de CA annuel par personne pour des services standard, 120 000 pour des services à forte valeur ajoutée, 200 000 pour les activités industrielles à forte valeur ajoutée.

 

 

Bien plus que les chiffres, ce sont les changements à conduire à chaque palier qui importent. C’est pourquoi les schémas et explications qui suivent se concentrent sur deux aspects caractéristiques de chaque palier :

  • le but prioritaire visé
  • l’organisation et les relations.

 

Le schéma suivant décrit les principaux enjeux à adresser pour surmonter la crise liée au changement de palier. Evidemment les aptitudes requises des équipes dirigeantes se déduit de ces enjeux.

Seuils de taille critique

 

A trois (quelques unités), ce sont des entrepreneurs, souvent des visionnaires. La validation du concept et les premiers clients sont les enjeux quasi-uniques ; les relations sont étroites et personnalisées.

 

De 3 à 30 personnes (ou quelques dizaines) : Il s'agit encore plus d'entrepreneurs ou de pionniers qui entretiennent encore des rapports très personnels, notamment avec les dirigeants. Le but commun est clair : faire grandir l’entreprise. Les règles les plus simples, souvent orales, s'appliquent et sont issues soit de l'extérieur (comme l'expert-comptable), soit reprises des pratiques vécues et validées par les dirigeants, souvent actionnaires.

 

A partir de 30 (ou quelques dizaines), les interactions deviennent bien plus nombreuses, et leur régulation nécessite des règles collectives : l'informel ou les règles simples ne suffisent plus. Autour de 150, on découvre le fameux nombre de Dunbar (lequel stipule que le nombre maximum de relations stables d’un individu est limité à 150) ; l'apparition des premiers niveaux hiérarchiques font découvrir la communication indirecte et des relations plus « professionnelles », moins intimes.

Les règles souvent deviennent explicites, dans les écrits, notes et décisions. C'est là aussi que le caractère indirect des relations avec le dirigeant fait émerger davantage les représentants du personnel. Ce n’est pas un hasard si les anciens CE étaient nécessaires à partir de 50 salariés.

 

A faire : formaliser quelques règles RH pour que les salaries perçoivent un traitement égal, mais en s’assurant d’une grande cohérence avec l’ADN. Assurer quelques rituels simples et communiquer (ex : standup meetings d'infos, échanges).

Ne pas faire : rester comme avant dans l'informel.

 

A partir de 300 (parfois dès la centaine), les fonctions ont grandi, et se sont séparées : DAF et DSI, Finance et Compta, RH et Paie, Production et Ingénierie, Commerce et Marketing... Cela crée de nouvelles interactions. Les interactions nécessitent des régulations, des comités, des rencontres, mais aussi des règles. Le partage du pouvoir commence dès l’élaboration de ces règles et avec le pouvoir viennent les statuts.

Les délégations doivent être mises en place. Les 1ers cloisonnements liés à l'organisation et donc les conflits de structures et non plus de personnes voient le jour.

Beaucoup de salariés perdent le lien direct avec le dirigeant et les plus anciens le vivent parfois mal : l’entreprise grandit, eux non. A 100, on peut voir de temps en temps le centurion, mais il est plus difficile de voir le centurion primipare qui commande la cohorte de 500 légionnaires (et on a rarement un vécu commun). Quant au légat…

 

Vision Valeurs Politiques, le développement naturel de la structure et de l’ADN

 

A faire : formaliser une vision, des objectifs et ambitions collectives fait, clarifier valeurs et politiques de manière simple avec les salariés et les intégrer dans les processus RH. Le simple process VVP (pour Vision Valeurs Politiques) est un puissant levier. Communiquer régulièrement pour fédérer et responsabiliser, pour lutter contre les tendances "centrifuges". Développer l’ensemble des leviers de régulations : communication interne, process et SI (industrialiser !), échanges et groupes de travail, représentants du personnel deviennent des canaux complémentaires au management pour réaliser la régulation sociale. Cette dernière se définit alors comme ce qui permet à l’entreprise de réaliser sa vision. Assurer cette fonction de régulation est le rôle premier du dirigeant. Elle se traduit par une attitude mais aussi par l’organisation de la gouvernance, qui permet une répartition harmonieuse des responsabilités et pouvoirs.

La gouvernance, le « qui décide de quoi sur quoi, avec qui et selon quels critères » est un essentiel. Les RACI (Responsible, Accountable, Concerned, Informed) sont nécessaires pour donner un cadre sécurisant mais pas enfermant. La construction des délégations participe du même mouvement. Construire cette structure avec soin est fondamental, car de là découleront des principes fondateurs. La formation des managers est essentielle pour diffuser la culture commune. Enfin, les critères de promotion sont un des aspects fondamentaux pour monter au corps social les comportements que l’entreprise encourage et ceux qu’elle accepte.

Tous ces éléments concourent directement à l’identité de l’entreprise, son image externe, donne de la lisibilité à la marque employeur et favorise le onboarding ...

 

A ne pas faire : trop d'écrits, pas assez d'écrits. A ce stade, la nature de l'activité détermine la précision souhaitable. Les écrits doivent rester des références pour être incarnés. Les règles ne sont pas des règlements. Ne pas traiter ce palier à la légère, lorsque les ambitions de croissance sont toujours présentes.

Enjeux clés pour poursuivre la croissance

Développer la culture par la régulation

 

A partir de 3 000 (souvent dès 1000/1500). Jusqu’à 1000, si on ne « connait » pas tout le monde, sans être un grand physionomiste, on « reconnait » beaucoup de monde. Au-delà c’est impossible. Aussi les règles et process, encapsulés dans des SI et imposés à tous, sont très structurés avec un contrôle fort et des systèmes de sanctions, nés de jurisprudences et bien sûr directement influencés par la régulation et la tolérance des dirigeants. Les statuts sont apparus car il y a au moins 3 à 4 niveaux hiérarchiques différents, soit 2 à 3 niveaux de management. Ce sont les fameux M2M, « Managers de Managers ».

Le risque principal est l'embolie par manque de règles structurantes, de régulation et de sérénité. La course permanente et la déperdition d’énergie lié aux interfaces extrêmement nombreux. Les managers sont épuisés. Le risque inverse est la perte d'agilité, les processus, SI et règles et surtout les habitudes et les statuts (qui créent le statu quo de statues immobiles).  Les dérogations à des règles ou l’inadaptation des processus nécessite des exceptions elles aussi sources de frictions entre le système et les opérations.

Pour pallier ces risques, il s’agit de trouver le juste équilibre entre industrialisation et process d’une part et innovation d’autre part. La meilleure solution réside souvent dans la confrontation avec d’autres modèles et cultures.

 

Construire une Gouvernance Glocale

 

A faire

C’est le temps de la remise en question : la pertinence des règles doit être interrogée régulièrement. La meilleure interrogation vient de l’extérieur, si on accepte de s’y confronter par la rencontre et le conseil et des démarches de type lean. Pourtant cela suppose de sortir du syndrome « NIH, Not Invented Here », nous on n’est pas pareils.

La clarification de la gouvernance et sa mise en œuvre effective, l'équilibre local/global (Glocal) et enfin la place du client et de la Responsabilité Sociale, Sociétale et Environnementale doivent être des objets d'attention continus. Telle entité peut aisément tomber à son tour en crise, faute de n’avoir anticipé son adaptation. A ce stade, la plupart des burnout, s’ils sont nombreux, trouvent leur cause dans une défaillance du système et non dans des situations particulières.

Enfin, la culture doit devenir l'obsession des dirigeants, lesquels ne font que créer les conditions d'un développement presque autonome (pour la croissance organique) : comportements créateurs de valeurs, rapport aux clients, responsabilités et initiatives, ouverture... se traduisent dans les décisions décentralisées de recrutement, de promotion, de formation. La culture est un élément vivant et les dirigeants doivent favoriser les rencontres, sources de création de valeur : en externe pour éviter l'entropie et favoriser le renouveau, en interne pour favoriser l'alignement et la responsabilisation : communautés, mentorat, formations, université, challenges…

Enfin les dirigeants doivent être visibles pour incarner et compenser l’éloignement de la vision : la technologie permet de parler à tous simultanément, mais les rencontres ont souvent des effets au-delà du site concerné.

 

A ne pas faire. Appliquer les principes et les règles de manière non professionnelle ou équitable engendre le sentiment d’injustice, source n°1 du désengagement. Ne pas gérer de manière explicite les équilibres, les laisser se créer et réguler spontanément est la garantie que le système va consommer une énergie considérable pour s'autoréguler, en « mode survie ». Autant d'énergie qui ne sera pas utilisée au profit des clients. Les conflits seront autant de volcans à éruptions régulières. Les risques humains, sociaux, technologiques, d'image seront élevés.

 

Des phases de régression sont aussi possibles

 

Résumons-nous.

  • Chaque palier a ses spécificités, il n’y a pas nécessairement de crise, mais il y a des attentions et précautions à avoir. En termes d’effectifs, retenons 3, 30, 300, 3000 comme les paliers majeurs.
  • Y veiller et mettre en place les régulations nécessaires, en termes de systèmes et en termes de fonctionnement réel de ces systèmes est l’enjeu n°1 des dirigeants.
  • Les crises externes peuvent conduire des organisations à régresser en termes de gestion, tout en conservant des tailles et ambitions ; la reprise en main par une équipe dirigeante ne peut qu’avoir un caractère ponctuel de type « gestion de crise », faute de quoi c’est l’organisation qui sera menacée d’embolie. Cette reprise en main est nécessaire par exemple lors d’une crise financière, médiatique, ou d’une opération de croissance externe ; elle doit se faire avec l’intention de rendre les rênes en recréant une dynamique nouvelle : Visions Valeurs Politiques se renouvellent à ce moment.

 

Et quand on va vers les 30 000 ou plus ?

 

C'est vrai, il existe bien des entreprises intégrées de 3 000 personnes, voire davantage, parfois sur un seul site industriel ou avec un ensemble de délégations et sites. A 30 000, et souvent bien plus tôt, les découpages géographiques ou business ne suffisent plus, car le terrain de jeu est devenu la plupart du temps mondial.

Le but majeur est alors de conserver le leadership et comme au Risk, de profiter des opportunités pour l'accroître là où c'est possible et anticiper les risques là où il est menacé. Cette veille est géographique, technologique, concurrentielle et marchés. La concurrence mondiale, sans foi ni loi, est sans commune mesure avec la concurrence domestique.

Sur le plan organisationnel, la multicouche ou multi structure devient la règle. Lignes Business et Marques cohabitent avec les filiales pays et les zones multi pays.

Le Glocal est LE sujet. Tenir l'ensemble fait généralement la part belle à trois fonctions clés : le marketing mondial (en B2C comme B2B), le pilotage fiscal, juridique et de la trésorerie, le management des dirigeants. Sur ce dernier point, les Universités, programmes internationaux de développement des dirigeants jouent un rôle facilitateur.

La partie opérations ne joue pas un rôle clé, sauf pour la supply-chain, la R&D ou design. La partie de l'IT qui assure sécurité et les fonctions citées revêt un enjeu majeur.

Il est à ce niveau très difficile de déterminer des Do's et des Dont's. Ceux-ci dépendent trop des exigences des actionnaires, de la nature des activités, de l'intensité concurrentielle, du modèle d'intégration choisi. La seule certitude est que les choix doivent être forts, limités en nombre et durables. Sans cela c’est un cluster, pas un groupe.

 

 

Pour aller plus loin

Le modèle de Greiner ou l'évolution des organisations : entre crises et phases de croissance, Mimbang Jean Blaise, author, Feys Brigitte, contributor. 50Minutes, 2015

 

 

Article écrit par Emmanuel Lavergne, Président de Co.devenir

en collaboration avec Christian Darvogne et Sandra Rocquet

 

 

Co.devenir est un cabinet spécialisé dans les dynamiques collectives au profit des individus et de la croissance des entreprises. Il regroupe une quinzaine d’anciens dirigeants de toutes fonctions en posture de coachs, accompagnateurs, mentors.

Emmanuel Lavergne, GEM, IGS, Master Coach, a conduit de nombreuses transformations complexes avec le souci d’équilibrer cadre et fierté partagés et initiatives des équipes.

 

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