Des collectifs à géométrie variable peuvent-ils être performants ?

Auteur : Emmanuel Lavergne

Date : 31/01/2024

L’individualisation des parcours a fait bouger les lignes

Dans le sillage du développement d’une culture individualisante (née avec la Modernité et qui s’est fortement renforcée dans la seconde moitié du XXè siècle*), nous nous sommes trouvés dans la situation d’avoir à décider de ce que nous voulions faire de notre vie. Si la génération pré-1968 était encore sommée de suivre peu ou prou une ligne directrice impulsée par les parents (« tu seras médecin, mon fils », « tu reprendras l’affaire familiale », « tu t’occuperas de ton mari et de tes enfants ma fille »… je vous laisse compléter la liste), ce n’est clairement plus le cas aujourd’hui et la bascule a déjà quelques années.

Les chiffres récents sur la volonté d’être « à son compte », la désaffection pour les grandes organisations, les parcours en rupture, les slashers qui font la une de certains articles sur LinkedIn ou dans les revues de management en témoignent, les choses ont changé. Et elles changent encore, sous l’impulsion notamment des plus jeunes générations qui se projettent plus facilement dans des parcours faits de changements de caps et d’environnements multiples. A se demander si la « médaille du travail » (à partir de 20 années de « service »)ne devra pas revoir ses critères d’attribution pour les générations nées après 1980…

 

« Prenez votre carrière en main »

Cela fait déjà plus de dix ans, que l’on entend dire que les individus doivent « prendre en mains leur carrière », qu’ils doivent veiller à développer leurs compétences et qu’ils doivent faire preuve de proactivité face à des opportunités internes ou externes.

En parallèle de quoi, divers dispositifs permettent à des salariés de faire une pause dans cette même carrière, d’aller explorer (temporairement ou pas) des directions nouvelles ou de faire des expériences enrichissantes humainement et/ou professionnellement. Qu’il s’agisse de congé sabbatique, de contrats suspendus, de congés humanitaires, de congés formation / reconversion… les formules sont nombreuses.

Et la formation continue, malgré ses changements de règlementations incessants, est par ailleurs une composante incontournable du paysage, qui constitue une ressource à laquelle individus (grâce notamment au CPF) et entreprises (grâce aux financements OPCO) font largement appel.

La notion d’apprentissage en continu (continuous learning en anglais) devient une vertu cardinale des organisations pour s’adapter aux changements rapides auxquels elles doivent faire face. Mais cet état d’esprit nourrit également les dynamiques individuelles de ceux qui souhaitent, justement, prendre leur destin professionnel en main et en dessiner les contours à leur guise.

S’il n’est pas rare de trouver encore dans un certain nombre de structures, des personnes dont le visage s’éclaire lorsqu’elles disent avoir fait toute leur carrière (20 ans, 30 ans voire plus) dans la même organisation, c’est de moins en moins vrai. Même si cela a pu donner l’opportunité d’exercer de nombreux métiers, il n’en reste pas moins que l’inscription dans une culture, un secteur, des habitudes sociales, est marqué. Et peut faire hésiter à changer, à bouger.

Tout changement occasionnant en effet une déstabilisation temporaire, une diminution de l’efficacité, une perte de repères qui met quelques mois à disparaître et la nécessité de créer de nouveaux liens, basés sur de nouveaux codes. Au-delà de l’adoption de nouveaux processus ou de nouveaux outils, il faut intégrer également une nouvelle culture.

 

Des conséquences pour les dynamiques collectives

S’il est évident que cette évolution crée un marché conséquent en matière d’accompagnement individuel (bilans de compétences, coachings de transition, repositionnement professionnel, bilans et coachings de carrière…), on ne peut nier son impact sur les dynamiques collectives.

En effet, qu’il s’agisse d’une équipe métier constituée, d’une communauté managériale ou de pratiques transverse, d’un réseau d’experts interne… les départs, les arrivées, les allers et retours ont un effet à prendre en compte et à accompagner.

Un collectif est davantage que la somme de ses individualités. Tout systémicien sait qu’à l’instar d’un organisme vivant, un collectif fonctionne avec des interactions permanentes à la fois internes et externes (son écosystème). Dès lors, toute modification de sa composition a des répercussions sur ce fonctionnement.

A cela vient bien sûr s’ajouter le vécu des personnes qui vont quitter ou rejoindre un collectif, qui vivront alors un moment de séparation ou de rencontre/retrouvailles essentiels à leur bonne intégration à ce collectif. Et à l’efficience de celui-ci.

La non-linéarité des parcours contribue à rendre plus mouvants et à un rythme plus rapide, les contours des groupes auxquels les individus appartiennent. Un phénomène qui s’ajoute aux autres sources d’incertitude et de changements qui impactent déjà les collectifs de travail. Et rend les notions d’apprentissage, d’adaptation ou d’agilité particulièrement prégnantes.

 

5 bonnes pratiques à inventer ou renforcer

Il y aurait encore beaucoup à écrire sur le sujet mais voici 5 bonnes pratiques pouvant permettre d’absorber et d’intégrer plus facilement dans les organisations, cette non-linéarité des parcours.

  1. Proposer des dispositifs et des processus clairs et partagés : un rôle essentiel pour les ressources humaines, aux côtés des dirigeants, pour définir les différents dispositifs d’accompagnement, les éléments de communication et les outils adéquats permettant aux salariés de construire leurs parcours dans et hors de l’entreprise.
  2. Favoriser une culture d’ouverture par rapport à ce phénomène : communiquer et travailler avec les dirigeants, les managers et les collaborateurs, pour valoriser les expériences multiples, faciliter les intégrations et les sorties (y compris temporaires), valoriser les retours d’expérience.
  3. Mettre en place des dispositifs facilitant les départs et les arrivées : l’onboarding, souvent soigné par les ressources humaines et les managers, doit côtoyer l’outboarding. On pourrait même y ajouter le re-onboarding.
  4. Accompagner ces mouvements : des coachs et facilitateurs internes et/ou externes doivent pouvoir être mobilisés pour accompagner les individus et les équipes dans ces périodes de changement.
  5. Maintenir, instaurer ou renforcer des dispositifs d’apprentissage en continu : pour attirer, retenir ou faire revenir des collaborateurs, la possibilité d’apprendre et de se développer selon ses aspirations et motivations est clé. Des dispositifs le permettant est donc essentiel (**).

 

Conclusion : accueillir le fruit des expériences

Si l’attraction et la rétention des talents sont des thèmes RH récurrents dont l’importance aujourd’hui ne fait pas de doute, sans doute faut-il les regarder au prisme de formes mouvantes et non plus figées. Les contours des organisations, des équipes, sont amenés à être modifiés régulièrement, par les entrées, les sorties mais aussi les évolutions (développement) des membres qui les constituent.

Dans une société qui tend à prôner des valeurs individualistes, il semble paradoxal de ne pas tenir pleinement compte des aspirations personnelles qui conduisent à vouloir mener sa barque professionnelle davantage comme on l’entend que comme une injonction.

L’apprentissage en continu, l’intelligence collective, le partage d’expérience, largement prônés dans beaucoup d’entreprises, se doit donc d’accueillir dans les meilleures conditions ceux et celles qui rapporteront avec eux les fruits de leurs expériences multiples. Qu’elles soient parallèles (slashers) ou successives.

 

 

 

* Source : « L’invention de soi – Une théorie de l’identité » - Jean-Claude Kaufmann – Armand Colin, 2004.

 ** Je renvoie le lecteur à un post Co.devenir sur les multiples dispositifs de développement professionnel

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